L’enfant dans le cycle primaire apprend, en peignant à l’aquarelle, à travailler avec l’eau sur une feuille préalablement mouillée, ou humidifiée. Lorsqu’il pose son pinceau chargé de couleur liquide sur la feuille blanche, la couleur éclate sur la feuille comme un soleil. En même temps, la couleur posée à l’aide du pinceau obscurcit la lumière et c’est à ce prix qu’elle se rend visible. A ce stade, elle est encore lumineuse, mais lorsqu’elle est sèche, elle ternit et perd quelque peu son éclat.
Pour des jeunes enfants, l’expérience vécue pendant la séance de peinture est très riche du point de vue de la couleur grâce au médium de l’eau qui accroche et attrape la lumière tout en se laissant traverser par la couleur qui alourdit sa transparence. Et c’est le plus important car l’enfant pénètre dans un espace coloré où sa sensibilité peut s’épanouir comme une fleur au soleil.
Il découvre alors de manière plus ou moins consciente la perspective des couleurs : un bleu s’éloigne vers le lointain tandis qu’un rouge ou un jaune ont plutôt tendance à aller vers l’avant. La couleur trouve sa juste place. C’est ce qui fait dire à Picasso que Matisse « porte un soleil dans le ventre ». Ce soleil éclaire l’endroit le plus obscur du corps humain, où a lieu le grand mystère de la digestion et de la transformation des aliments. De fait, il faut avoir digéré, assimilé les couleurs pour les accorder et oser les poser côte à côte. C’est en cela que Picasso admire Matisse le coloriste. Il disait après une visite à son ami : « ce Matisse a de si bons poumons ! » Et un peu plus loin : « il faut laisser à chaque ton sa zone d’expansion […] chaque ton émet une onde qui se propage. Si l’on tente de la contenir à l’intérieur d’un graphisme noir, on l’annihile, en tout cas sur le plan pictural : on détruit son rayonnement. Il faut ménager des intervalles.
La couleur n’a pas besoin d’avoir une forme définie. […] Quand elle atteint un point un peu au-delà de ses limites, elle s’irradie jusqu’à la zone neutre, et l’autre teinte la rejoint au bout de sa course. »
Pour Matisse, un tableau est comme l’orchestration d’une œuvre musicale où les rapports entre les instruments (les couleurs) peuvent être durcis en remplaçant une trompette (un bleu) par un hautbois (un noir). Il faut ici rappeler combien les arts musicaux et picturaux se rapprochent et utilisent la même langue.Kandinsky et Klee ont écrit chacun une théorie des couleurs. Klee a montré dans ses tableaux des rythmes par une scansion colorée de la surface picturale, des harmonies en couleurs mates posées en grilles souples et aérées et des polyphonies à l’aquarelle, en transparence.
Dans les écoles qui pratiquent la pédagogie Steiner-Waldorf, l’apprentissage de l’écriture commence par des exercices graphiques appelés « dessin de formes ». Ces formes courbes, droites, enroulées, déployées, retournées en miroir et métamorphosées se déploient sur de grandes feuilles et s’exercent à main levée pour affiner et éprouver l’habileté manuelle qui conduit à l’écriture. « L’écriture et le dessin, au fond c’est la même chose« , écrit le peintre et musicien Paul Klee.
L’apprentissage des lettres de l’alphabet qui « se cachent » à l’intérieur d’un dessin devient un chemin ludique empli de mystère. Il suffit de les « désensorceler » comme le S du serpent qui siffle ou le M des vagues de la mer. « Lorsque le professeur essaie de développer un sentiment intérieur de la forme par le dessin, il ressent qu’il est une aide pour éveiller l’esprit de l’enfant« . Rudolf Steiner
Leurs cours à l’école du Bauhaus en Allemagne, fondée comme la première école Waldorf en 1919, étaient construits avec le postulat du dialogue des arts (peinture, musique, danse). Ils étaient l’un et l’autre musiciens : Kandinsky violoncelliste amateur et Klee violoniste professionnel. La pratique des glacis de couleur avec des adolescents ainsi que d’autres techniques à la gouache, éventuellement à l’huile ou à l’aquarelle, permet d’apprendre à travailler de façon méthodique, d’acquérir des techniques, de toucher sa propre sensibilité et d’atteindre une plénitude de la couleur.
C’est un tact qui peut réchauffer et donner des ailes. Entre lumière et obscurité, blanc et noir, la couleur trouve sa place ; il suffit de bien doser ses mélanges.
D’autres grands coloristes, M.Chagall, P.Gauguin, Arcabas, G.Richter usent de la couleur comme les maîtres verriers. La matière transparente du verre donne toute sa force aux couleurs des vitraux des cathédrales de Chartres, Cologne… Les maîtres verriers, Udo Zembock, Henri Guérin, Bazaine…sont aussi de fins connaisseurs de la couleur qu’ils laissent couler le long des parois des bâtiments dans lesquels ils les installent.
Le peintre français Claude le Lorrain, l’anglais W.Turner, l’allemand Caspar David Friedrich et Goethe sont cette fois les invités d’honneur dans la salle d’arts plastiques.
Leurs travaux sont regardés, interrogés, décrits, étudiés et interprétés. C’est alors un travail d’histoire de l’art qui vient appuyer le travail plastique et qui l’accompagnera dans la réalisation. Ces peintres paysagistes observent la nature avec acuité, attention et concentration en recherchant l’origine des phénomènes colorés : le ciel bleu est une obscurité éclairée et le soleil qui passe du jaune aveuglant au rouge flamboyant au moment du couchant, est une lumière obscurcie.
L’oeil est en pleine activité et en résonance avec la lumière. Mais comment se fait-il que nous puissions voir à la fois un bleu, un rouge, un jaune, toute une gamme de verts dans la nature et de gris dans les nuages sans oublier les violet-mauve-lilas, les orange-pourpre-doré du ciel. Ces couleurs contiennent en elles-mêmes plus ou moins de lumière et d’obscurité suivant la place de l’observateur, l’heure de la journée, le temps qu’il fait et l’espace ambiant.
Au coucher du soleil les couleurs à contre-jour se densifient jusqu’au noir, à la fin ou au milieu d’une journée de pluie, les gris du ciel se transforment comme par magie et tracent un arc de cercle de sept couleurs du rouge, orange, jaune, vert, bleu jusqu’à l’indigo et violet. A l’automne, toute une gamme de bruns, marrons, est nécessaire pour peindre une forêt, un sous-bois ou la terre labourée.
Il s’agit alors pour les adolescents de se mettre en activité et de chercher des palettes de gris jusqu’au noir, de verts, avec les couleurs primaires, rouge, bleuet jaune.
Cette recherche est très fructueuse car elle engage la volonté dans une recherche rigoureuse et pleine de surprises. Elle suscite aussi des questions sur la manière dont les peintres de la fin du XIXe siècle, Eugène Boudin, Corot, Monet, Sisley, Renoir, Cézanne, Van Gogh, s’y sont pris pour aborder le thème du paysage.
Ils allaient » à motif », c’est-à-dire dans la nature avec leurs toiles, leurs tubes de peinture nouvellement inventés, leurs palettes et leurs pinceaux : Corot dans la forêt de Fontainebleau, Monet devant les peupliers, les meules de foin, les bassins de nénuphars à Giverny,
Cézanne au pied de la montagne Sainte Victoire à Aix en Provence. Monet avait banni le noir de sa palette. Il n’utilisait que les couleurs pures qu’ils faisaient frémir sur sa toile d’un coup de pinceau léger et sensible, en recherche de la sensation juste en adéquation avec sa propre vision. Les dernières toiles de Monet représentant les bassins des nymphéas virent presque à l’abstraction tant les couleurs sont vives, frémissantes et vivantes.
Le peintre allemand contemporain Gerhard Richter, né en 1932, présent au centre G.Pompidou pendant plusieurs mois cette année pour une grande rétrospective, a lui-même exploré divers moyens d’expression à partir de la photo, de la pellicule et de la couleur en peinture.
Il réinterprète les grands thèmes picturaux de la renaissance, le paysage, le portrait, la couleur à sa manière avec les moyens techniques contemporains. Le gris par exemple reste la couleur la plus importante à ses yeux car elle lui permet d’exprimer le mieux ses rapports avec la réalité, sans violence.
Il a lui-même réalisé un nuancier de 1024 couleurs. La visite de l’exposition Richter fut très intéressante pour les grands adolescents, ainsi que le film documentaire le montrant en train de peindre dans son atelier à l’aide de larges raclettes en métal, chargées de pâte semi-liquide qu’il applique en couches superposées. Plusieurs passages sont nécessaires. C’est un travail à la fois physique et méditatif car le peintre s’autorise à la méditation devant son travail et à la pause nécessaire pour aller plus loin, plus tard. Son approche de l’art contemporain est authentique et son interrogation sur la surface…de la toile le place dans la continuité des artistes de la renaissance (la fenêtre, la perspective) et du début du XXe siècle avec la vitesse et le ready made de Marcel Duchamp. Il reste cependant persuadé que « la peinture fait partie des aptitudes humaines les plus fondamentales comme la danse ou le chant, qui ont un sens qui demeure en nous, comme quelque chose d’humain. » « Que du dessin » était le nom d’une des dernières expositions au musée Bourdelle. Car la sculpture, dit Bourdelle sculpteur qui fut un des praticiens de Rodin, « c’est du dessin dans tous les sens : du dessin sur le vif, de mémoire, avec tous matériaux (crayon, fusain, encre et plume, pinceau, aquarelle, gouache), noir et coloré et avec toutes techniques. » Dans ses écrits, Bourdelle évoque souvent « la part essentielle du dessin dans sa vie d’artiste. » Car le dessin est un exercice de l’oeil et de la main. Et il existe plusieurs façons de pratiquer le dessin.
La copie tout d’abord permet de faire connaissance avec les grandes œuvres des artistes anciens et plus modernes ou contemporains ; elle s’inscrit dans une logique d’apprentissage exigeante qui peut aussi être reposante. Dessiner de mémoire exige une toute autre démarche, celle du souvenir de la rencontre d’un objet, d’un visage, d’un paysage en faisant appel aux points précis et aux lignes de force observés préalablement. Il suscite une forme d’appropriation de l’objet observé.
Le dessin sur le vif (les danseuses pour Bourdelle), in situ (nature, animaux, paysages, modèles d’atelier) doit être exécuté avec une trés grande rapidité pour saisir par la ligne les mouvements trop rapides et complexes pour être réalisés en temps réel. Toutes ces pratiques se révèlent des moyens pédagogiques formidables. Certes ils sont exigeants. Mais l’adolescent a besoin de défis pour avancer et se construire. La pratique Journalière du dessin, ou en tous les cas très fréquente, demeure un apprentissage rigoureux qui peut être exercé souvent et très librement sur des petits carnets de croquis. On peut apprendre à dessiner et acquérir grâce à des exercices une habileté tout à fait honorable. C’est aussi une faculté humaine qu’il est indispensable de développer. Bourdelle ajoute aussi que « pénétrer le dessin jusqu’au fond, nous force à voir la couleur, la forme, la pénétration de la lumière sur un épiderme ». Il rechercha et pratiqua aussi une forme de polychromie sur ses sculptures. Il y a aussi de grands noms dans ce domaine artistique qui attire les adolescents.
Les grands dessinateurs de bandes dessinées, de mangas, de films d’animation ont toujours un crayon à la main. C’est à la fois un moyen d’expression et une arme redoutable car le dessin maîtrisé peut être incisif et très efficace. Nous en avons des exemples tous les jours dans la presse. Cette petite phrase peut sembler violente et accrocheuse mais elle peut aussi dire l’art crée la vie et lui donne sa raison d’être. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, les artistes organisent dans les galeries, les musées, la rue, la nature, installations, performances, et interventions qui mettent le spectateur dans le rôle d’observateur, de témoin et parfois d’acteur.
On peut citer le rendez-vous de Josef Beuys avec un coyote dans un musée à New York. Il passa trois jours en sa compagnie dans sa cage puis il regagna l’Allemagne. Il l’avait en quelque sorte apprivoisé ou plutôt, ils s’étaient rencontrés, l’homme et l’animal.
Le Street Art ou art de la rue est né aussi autour des années soixante avec des artistes plasticiens. Ernest Pignon dessine de grands personnages au fusain, qu’il sérigraphie ensuite et colle sur les murs pendant la nuit. Ses dessins sont toujours en rapport avec un engagement politique comme ces nombreuses images d’immigrés et de sans papiers accrochées dans les cabines téléphoniques et dans des lieux urbains désaffectés. D’autres artistes, Jean Michel Basquiat, Banksy et ses pochoirs, Helmut, interviennent directement dans l’espace public sur murs, vitrines et trottoirs pour éveiller les consciences.
Le Land Art ou art du paysage trouva d’abord sa place dans les grands espaces aux Etats Unis. Robert Smithson avec des bulldozers et des rochers, réalisa en 1970 une grande spirale (Spiral Jetty), dans le
Grand lac salé de l’Utah. Cette spirale disparait et ressurgit au fil des saisons. Giuseppe Penone, Nils Udo et Andy Goldsworthy pour les plus connus interviennent dans la nature comme des révélateurs du mouvement de l’eau, de l’extraordinaire complexité de l’écorce des arbres et du chant des oiseaux.
L’artiste brésilien Vik Muniz est revenu au Brésil, son pays natal, pour rencontrer les « catadores » qui travaillent au recyclage des ordures près de Rio, à Jardim Granacho, la plus grande déchetterie du monde. Il réalisa avec quelques travailleurs du site, des portraits géants avec les ordures récupérées, pris en photos et exposés dans une grande galerie de la capitale. Vik Muniz veut « sortir du ghetto exclusif des artistes ».
Que cherche-t-il à faire et à transmettre? Il essaie de parler et de montrer simplement la complexité de notre environnement, d’aider à le sentir par des mécanismes qui font appel à la sensibilité et font naître une intensité d’expériences.
Car l’art peut modifier, transformer, métamorphoser une existence et « venger la vie ».
Et pour terminer, la bande dessinée qui « s’empare du réel ». Depuis plusieurs années, les éditeurs de bandes dessinées s’intéressent à l’actualité. Des dessinateurs reporters traduisent en images et textes des évènements divers de l’actualité mondiale sur des terrains de guerre ou de conflits mais aussi dans des endroits isolés mais innovants dans les domaines de l’agriculture et plus généralement sociaux.
Ce qui oriente le cursus pédagogique avec des adolescents vers un élargissement du champ de l’art avec une recherche et une pratique de techniques dites mixtes : collages, récupération de matériaux (emballages plastique, cartons, papiers), éléments naturels, murs… Sans oublier le dessin encore et toujours comme l’outil suprême à privilégier absolument.
Article rédigé par Céline Gaillard, enseignante dans les écoles Steiner Waldorfet à l’institut de formation.
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 02 Juin 2016