Une histoire...
Elle se passe en Roumanie pendant la deuxième guerre mondiale, alors que les nazis occupent le pays. Lasse de traquer les résistants sans grand succès, la Gestapo invente un stratagème. Elle fait circuler l’information qu’un formidable coup de filet, préparé de longue date, a permis la capture d’un grand nombre de résistants, que la plupart ont été tués pendant la rafle et que les corps sont visibles à la morgue de la ville de Bucarest.
La femme d’un résistant, rongée par l’inquiétude de la disparition de son mari, décide de se rendre sur place pour en avoir le cœur net. Mais, au moment précis où elle pose la main sur la poignée de la porte du bâtiment, un éclair de lucidité la saisit, elle réalise subitement qu’il s’agit d’un piège. Il est trop tard, elle ne peut plus reculer ! Elle pousse la porte ! Derrière, la police est là ! Elle avise sur le champ : dans un coin, un seau et une serpillière abandonnés. Le plus naturellement du monde, elle les prend, traverse lentement le vestibule telle une femme de ménage et réussit à atteindre par une porte de service, une sortie annexe non surveillée. Personne n’y prend garde !
Il me semble que le travail de l’acteur, professionnel ou amateur a largement à voir avec cette histoire-là. En effet, que s’est-il passé ? Nous sommes toujours à moitié endormis et la mécanique de la vie fait que nos moments d’éveil sont espacés. Si je marche dans la rue avec le but d’aller acheter, disons, une baguette de pain, je vais faire le trajet dans un demi-sommeil. Je ne serai présent entièrement qu’au moment de l’acheter, je ne percevrai même pas que des maisons bordent le chemin. Un enfant de quatre ans, lui, trouvera pour la énième fois que la porte est lourde, qu’il y a trois marches à monter…
Cette femme, elle, a élevé l’intensité du présent. Elle s’est réveillée. Elle a dilaté sa présence et agit avec une inspiration qui l’a engagée à tous les niveaux, volontaires, intellectuels, affectifs. Elle a tout compris. Personne ne pourrait dire comment elle savait que l’autre porte donnait sur la cour et non dans le bureau du directeur, ou comment elle savait que si elle prenait le seau, cela allait être en concordance avec ses habits modestes. Et pourtant, elle a su ces choses en une fraction de seconde.
Cette capacité de réaction immédiate c’est l’essence même de l’acte théâtral. Bien sûr, un élève de huitième classe qui monte sur la scène de l’école Perceval un jour du mois de mai ne met pas sa vie en danger, mais en jeu, tout simplement et, toute proportion gardée, c’est la même intensité de vie qu’il doit aller chercher en lui pour, à chaque instant de l’acte dramatique, inventer et non reproduire ce qui a été travaillé.
Les élèves redoutent ce moment et l’attendent avec impatience. Seront-ils capables de créer, d’inventer dans cet instant magique de l’acte théâtral, au-delà de ce qui a été répété, travaillé, élaboré pendant quelques trop courtes semaines, de l’inattendu? Le « metteur en scène“ guette également tous ces petits moments de grâce, souvent évanescents, interstices par lesquels la pièce s’échappe des sentiers balisés lors des répétitions et devient autonome. Jeu des « je“ qui chaque soir de représentation donne à la pièce sa singularité.
Pour entrer dans cette peau nouvelle, l’adolescent va devoir affronter les forces psychiques qui lui pèsent au quotidien
Mais quel est le travail qui, en amont, permet l’épanouissement de ces facultés ?
L’adolescence c’est la découverte de son être singulier, mais c’est aussi la découverte du monde. Cette étape capitale du développement humain s’accompagne toujours de son lot d’épreuves. Le sentiment envahit la personne, tire à hue et à dia. La volonté s’affaiblit, tout pèse, tout devient insurmontable.
Et la fonction pensante, dans ces moments, semble bien dérisoire.
Mais le travail théâtral, c’est l’occasion, pour le jeune, de se vêtir des habits charnels et spirituels d’un être né dans l’imagination d’un auteur dramatique. Il n’est pas question ici de jouer un extrait d’une pièce, d’étudier tel ou tel personnage, non; il s’agit de s’immerger pleinement dans l’œuvre, de se laisser absorber, envahir par la vie, le projet, la quête existentielle d’un héros. Pour entrer dans cette peau nouvelle, l’adolescent va devoir affronter ces forces psychiques qui lui pèsent tant au quotidien.
Tout d’abord les forces volontaires qui dorment dans les tréfonds de l’être, qui sont à la source du moindre mouvement, qui sans cesse combattent la pesanteur, voilà qu’il faut apprendre à les maîtriser pour les mettre au service d’un autre. Si les empreintes digitales sont la signature originale d’un individu, il en est de même de ’ensemble de la « gestalt“. Les comiques le savent bien qui pour imiter, caricaturer une personne, s’imprègnent de ses tics gestuels.
Prendre conscience de ses mouvements, les contrôler pour les rendre disponibles c’est la première épreuve rencontrée dès qu’un pied touche le sol d’une scène.
Le corps c’est la limite, mais la voix c’est le corps qui sort de ses limites. Le théâtre, s’il est visuel, il est aussi écoute de la parole de l’autre. Et c’est bien la deuxième épreuve qui attend le jeune.
Celle-ci touche la sphère de la respiration, du sentiment, de l’émotion. Le niveau de jeu le plus essentiel au théâtre, c’est la parole échangée entre deux partenaires. Plus que de mots, cet échange est fait d’énergie. C’est un rapport de forces, tantôt l’un domine, tantôt l’autre. Dans ce rapport dominant dominé vit le sentiment. L’acteur doit se rendre disponible. Il ne doit pas être empêtré dans son propre texte qu’il doit avoir compris, appris puis oublié. Le silence joue ici un rôle essentiel. Dans l’écoute de l’autre, seule doit vivre cette question: « Que ferais-je si j’étais dans ces circonstances là ?“ Alors, émerveillé, il est fait l’expérience de la parole adéquate. Les mots viennent, portés par le sentiment vrai, sans effort de mémoire, sans appréhension. La parole naît de la parole de l’autre, de la parole échangée. Au théâtre, le texte n’a de sens que porté par les ailes du sentiment. Un texte qui n’est qu’énoncé reste parfaitement obscur.
L’intelligence du texte, voilà la troisième épreuve. Elle est maîtrise du temps qui passe. Que le comédien soit présent ou pas sur scène, dès que les trois coups ont retenti, il joue. Il est un autre et cet autre doit l’habiter totalement. Pour cela, il est nécessaire de s’isoler de la salle et de se consacrer sans réserve à l’action scénique.
La valeur de cet engagement c’est l’assurance de ne pas reproduire, mais de créer à chaque instant du nouveau. Une pièce de théâtre c’est une corde tendue entre deux rives. Une fois le premier pas accompli, animé d’une concentration extrême, il faut joindre l’autre berge sans permission d’écart ou de retour.
Peut-être pourrait-on conclure ici, en sachant que ces quelques mots ne font qu’ébaucher l’importance d’un travail théâtral à cet âge. Mais, si le jeune sait se saisir de la chance qui lui est offerte, il peut éprouver ce que son être recèle de secrets, de potentialités à venir qu’il ne tiendra qu’à lui de développer
Article rédigé par Alain Gioanni, ancien professeur à l’école Perceval
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPSMis en ligne le 17 Décembre 2016