Ainsi commencent trois jeux scéniques des petites classes… Si nous nous attachons aux mots, le terme de « jeu » ne semble pas tout à fait approprié. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un « travail » qui s’élabore dans le temps et met en œuvre plusieurs activités pédagogiques.
Une œuvre commune
Mais comment naît un tel travail ? Personnellement, je me laisse guider par ce qui émane du groupe classe : une écoute particulière, une notion difficile à acquérir, une ambiance inattendue à travers un poème, un conte, une légende, une notion grammaticale ou mathématique, parfois même géographique ou même un départ en classe verte… Cet instant singulier, souvent exceptionnel, vécu au sein de la classe, peut déclencher le désir de créer une petite mise en scène. Et c’est parce qu’il y a eu une première rencontre émotionnelle qu’un texte, le plus souvent versifié, est composé. Dans les toutes premières classes, c’est l’enseignant/e qui le versifie, mais quelques années plus tard, ce sont les élèves eux-mêmes qui peuvent l’élaborer. C’est alors un travail d’écriture à plusieurs mains, un exercice de français à part entière. Le texte rédigé dans ses grandes lignes peut subir quelques modifications ou adaptations au cours de la mise en scène… mais il est temps de l’apprendre !
Chaque jour, dans la classe, les élèves pratiquent quelques exercices de volubilité, de « virelangues » ou de projection vocale. Ils se préparent à réciter en choeur. Au fil du temps, les voix s’accordent, la récitation se nuance, s’affine, trouve une intonation différente, un rythme plus soutenu, une respiration inattendue et commune. Certains élèves interviennent individuellement.
Plusieurs semaines s’écoulent… Le texte est connu de chacun, le moment est alors venu de franchir les portes de la grande salle de l’école et de monter sur scène…
A la découverte de la scène
La scène est un espace particulier, un espace de « jeu » certes, mais également un espace d’offrande où la classe est amenée à partager ce qu’elle a appris avec respect, joie et amour. Même si la présentation est teintée d’humour, le sérieux y est de rigueur.
Monter pour la première fois sur la scène de l’école est un événement qu’il importe de soigner. Ainsi, pour un petit élève de première classe par exemple, il s’agit d’un geste tout à fait « extraordinaire ». Pendant neuf mois, l’enseignant/e tente de former un groupe, une unité de classe. L’image que l’on peut donner est celle du cercle qui unit chaque élève et forme un tout respirant, harmonisant, sécurisant. Et, au terme de l’année scolaire, ce même cercle, nommé également anneau d’or, s’ouvre et forme une coupe… une coupe tournée vers le public. Cette nouvelle orientation peut troubler quelque peu le jeune élève, mais le « chef d’orchestre » est là pour rassurer, accompagner, diriger, donner les impulsions, corriger, conseiller. C’est à ce moment que commence une nouvelle phase du travail, celui des didascalies. L’écoute et la présence de chacun sont exigées afin que « l’oeuvre » commune prenne corps dans l’espace scénique. Le texte devient petit à petit plus vivant et s’enrichit de déplacements individuels ou collectifs, de chants, de gestes, de musiques mais aussi, et surtout, des expressions spontanées de chaque élève. Ces petites surprises que l’enseignant/e s’empresse de saisir. Le travail est parfois fastidieux car les répétitions se succèdent. La présence d’esprit, l’écoute attentive des uns et des autres sont importantes, il ne s’agit nullement de s’endormir en se laissant bercer par la récitation si bien maîtrisée.
Les éléments d’eurythmie étudiés trouvent leur place tout naturellement : les élèves marchent en rythme, les petits pas vifs et les plus calmes s’alternent sur des formes géométriques, parfois en symétrie, qui permettent des déplacements fluides et respirants. Les intermèdes et moments musicaux accompagnent et soutiennent ces déplacements multiples, mais également certaines expressions qui se veulent originales. Quelques gestes de voyelles, de consonnes eurythmisés renforcent l’expressivité.
Le moment de la présentation est proche. Les différentes classes occupent la salle de spectacles et une fébrilité joyeuse et parfois excitante vit dans l’école. Certes, chacun pense à ce qu’il va montrer, mais est également dans l’attente de ce que présenteront les autres classes. Le petit élève tournera alors son regard admiratif vers les plus grands et les plus âgés se souviendront de leur vécu de jeune élève et des thèmes abordés.
Avant cela, afin que la fête soit plus belle et que l’élève habite plus intimement un personnage, chacun revêt un costume.
Chez les plus petits, les essayages génèrent des cris de joie et d’émerveillement qui emplissent la salle de classe, quelques accessoires font leur apparition et permettent d’accentuer telle ou telle expression gestuelle. La couturière s’impose comme chez les grands comédiens. Puis c’est au tour de la générale.
Et le public est là
Ce travail d’expression scénique se termine par une présentation devant un vrai public. Il importe alors que la production soit suffisamment élaborée pour que l’élève soit en sécurité et heureux de remplir la coupe d’un fruit mûr à point que le public savourera à sa juste valeur. C’est alors que le long travail devient « jeu », joie, le jour J, celui de la fête de trimestre.
Les cœurs battent, l’émotion est à son comble, mais il ne s’agit nullement de se perdre dans l’excitation. L’enseignant rassemble les élèves devenus apprentis comédiens pour une vingtaine de minutes… « C’est bien trop court ! », s’écrient quelques élèves déjà conquis par l’espace « magique » de la scène. Tant de travail pour si peu de temps ! Heureusement, le lendemain, c’est un autre public qui sera présent : les parents, les amis… un public on ne peut plus empathique, souriant, ravi, attendri par les jeunes élèves et leur beau sérieux…
Au-delà de cette émotion justifiée, le « jeu » scénique des petites classes constitue un travail important qui se poursuivra jusqu’à la huitième classe et se métamorphosera en une pièce de théâtre à part entière.
« Ne soyez pas si pressés,
Je ne vous ai pas tout montré !
Il reste un élément
Qui empêche de fermer la porte
trop longtemps :
Le point virgule,
Qui se passe de majuscule…«
Une activité pédagogique pleine
En quoi cette activité menée régulièrement dans une école Steiner-Waldorf constitue-t-elle une activité pédagogique à part entière ?
Dans un premier temps, c’est un travail d’expression orale qui est favorisé, parfois précédé de l’expression écrite, où chacun est amené à apprendre et à restituer le texte proposé. Par cet apprentissage les élèves développent leurs capacités verbales, expressives, sensibles tout autant qu’imaginatives.
L’expression corporelle, individuelle ou collective, les exercices de spatialisation trouvent également leur place à travers les chorégraphies et gestes eurythmiques convoqués à ce moment.
De plus, les élèves explorent et découvrent quelques règles et conventions du jeu théâtral : la scène, les personnages, le jeu pour le public…
Chacun par sa collaboration engagée participe à une œuvre commune. Et c’est ainsi que l’élève, petit à petit, prend conscience de cette dimension et devient responsable de la présentation finale. Dans son écoute attentive du « chef d’orchestre », mais aussi des autres camarades, par la maîtrise de ses gestes, de sa voix, de ses déplacements, l’élève cultive et respecte inconsciemment autrui. C’est, je crois, une autre façon de faire de l’éducation à la citoyenneté où toute violence est refusée.
Un travail en profondeur
Il est à noter que les notions abordées pendant ce travail ne sont plus seulement du domaine de la pensée, mais vivifient également le sentiment et la volonté. En cela, cette mise en mouvement de l’être dans sa globalité permet d’harmoniser les forces de l’âme. Ainsi, pour un/e élève qui présente quelques difficultés d’apprentissage, le fait d’être sollicité différemment par le biais du sentiment et de la volonté, lui permet souvent d’avoir accès à certaines notions plus intellectuelles.
Lors de cette activité, la transversalité des matières peut être grande. Certes, les notions abordées en cours principal trouvent leur place, mais la musique, le chant, l’eurythmie, la poésie et parfois les langues étrangères vont s’alterner et former un tout cohérent et vivant.
Si le Moi de l’enseignant très présent dans les premières années soutient et guide chaque expression et chaque geste de l’enfant, il va s’effacer progressivement et faire place au Je naissant de l’élève qui s’affranchit et incarne un personnage qu’il va tenter de rendre expressif.
Il est souvent étonnant de constater que de longs mois, voire des années après, les élèves récitent encore des passages entiers des textes mis en scène ou évoquent ces moments hors du temps que constitue le « Jeu » théâtral des petites classes.
» Mais où est passé,
Renart rusé
A-t-il déjà une autre idée ? «
Article rédigé par Catherine Gioanni, ancien professeur à l’école Perceval
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPSMis en ligne le 16 Décembre 2016