L’eurythmie est un art du mouvement, qualifié par son initiateur, Rudolf Steiner, de « parole visible“ et de « chant visible“
Qu’entendait-il par là? Si nous sommes attentifs à un poème, une œuvre musicale, nous remarquons que le phénomène auditif n’est qu’un des aspects de la perception du son. En réalité, tous les plans de l’être entrent en résonnance à l’audition ou à l’émission du son. Cette
vibration, à la fois physique et psychique, s’empare également du système moteur. A
ce niveau, le son se métamorphose, il devient une tendance au mouvement, l’ébauche d’un geste. L’eurythmie dégage ces gestes latents, les agrandit grâce à une participation du corps tout entier et les projette dans l’espace, créant ainsi un grand alphabet plastique et coloré. Chaque sonorité possède de la sorte un mouvement qui lui est propre et que nous pouvons reconnaître en le voyant, comme nous pouvons reconnaître en l’entendant la différence entre un B et un L.
Voyelles et consonnes
Les voyelles sont, dans le langage, l’élément le plus proche du chant. Chaque voyelle révèle un état d’âme spécifique. L’étonnement admiratif, qui vit dans le son
A, se traduit en eurythmie par un geste d’ouverture et de participation au monde.
Prenons une autre voyelle, de caractère très différent, le I, dont la sonorité résonne forte et claire. Elle est une affirmation de soi. Le geste qui l’exprime a cette même force active: les deux bras rayonnent en diagonale à partir d’un centre situé dans la poitrine. Le I exprime un état d’équilibre entre le haut et le bas, la droite et la gauche, l’avant et l’arrière.
Par rapport à la voyelle, la consonne présente une forte structuration. Elle est la charpente, le corps du mot. Les consonnes ont des modelés très différenciés. Les formes qu’elles font naître s’apparentent à celles que l’on trouve dans la nature: ondulation aqueuse du L (eau), arête cristalline du K (terre), sinuosité du S (feu),
vibration et rotation du R (air). « Si on pouvait grouper tous les mots à phonèmes liquides, on obtiendrait tout naturellement un spectacle aquatique“ (Gaston Bachelard, « L’eau et les rêves“).
En effet, imaginons que nous voulons nous pénétrer de l’aspect fluide, mouvant de la sonorité L : Le geste plonge d’abord vers le bas en un mouvement arrondi , puis les deux mains se rejoignent et les bras se libèrent de la pesanteur. Cette force ascensionnelle, est semblable à celle de la circulation des sèves dans les végétaux. Le geste s’épanouit vers le haut comme une fleur, puis le circuit recommence, transformant, modelant tout dans son sillage.
Rythmes
L’eurythmie n’épuise pas ses capacités d’expression avec les mouvements qui animent les sonorités. Elle s’attache également à approfondir et à renouveler l’expérience du rythme. Le rythme est nécessaire à la vie, dont il est l’expression, et le rythme est nécessaire à l’art. C’est lui qui soulève les mots hors de la grisaille prosaïque du quotidien pour les rendre à la poésie.
L’eurythmie fera donc une large part à l’étude des rythmes prosodiques. Dans sa démarche et les mouvements de ses bras, l’eurythmiste s’appliquera à rendre l’alternance des syllabes brèves et longues, des temps forts et faibles. Des pas retenus, concentrés, intériorisés, pour les brèves, allongés et ailés pour les longues.
Ainsi, les pulsations harmonieuses de nos activités rythmiques vitales (cœur-poumon), reprises par des gestes du corps tout entier, permettent d’appréhender de façon nouvelle la nature des rythmes poétiques.
Formes spatiales
Les formes exécutées par les eurythmistes, seuls ou en groupe, sont conformes aux lois qui structurent le langage: rapport des mots entre eux (syntaxe), rapport des mots avec la vie intérieure; spirales qui s’enroulent (obscurcissement, densification, personnalisation) ou se déroulent
(éclaircissement, allègement, participation). Droites, courbes, cercles, pentagones, lemniscates, toutes ces formes s’interpénètrent, se métamorphosent continuellement, créant ainsi un nouvel espace, image fidèle des mouvements de l’âme.
Eurythmie musicale
Comme l’eurythmie poétique cherche à le faire pour le langage, l’eurythmie musicale s’attache à rendre visibles les éléments mêmes de la musique: ligne mélodique, modes majeur et mineur, accords consonants et dissonants, intervalles, silences… Dans l’interprétation d’une fugue par exemple, chaque eurythmiste incarne une voix. L’eurythmie a fait son chemin dans le monde depuis ses modestes débuts en 1912. Les fondements objectifs sur lesquels repose cet art du mouvement lui ont également permis de développer des applications fructueuses et originales dans les domaines pédagogique et thérapeutique.
L’eurythmie se propose de délivrer le langage de son assujetissement au seul intellect en valorisant la fonction sonore, poétique et musicale, afin de traduire une expérience fondamentale de l’être.
« L’art commence où finit le hasard“ écrit le poète Pierre Reverdy. Cette pensée s’applique admirablement à l’eurythmie, dont la beauté réside dans la vérité du geste.
Article rédigé par Hélène Oppert, fondatrice de la première école d’Eurythmie en France
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 21 Décembre 2016