ANNÉE APRÈS ANNÉE, LES PETITS ÉLÈVES DES ÉCOLES STEINER-WALDORF QUI ONT LA CHANCE D’AVOIR DES GRANDES CLASSES DÉCOUVRENT D’INHABITUELS TRAVAUX: ILS OUVRENT DE GRANDS YEUX DEVANT UNE COLLECTION DE VÊTEMENTS CRÉES SOUS LE SIGNE DU MÉTISSAGE, FEUILLÈTENT LES PAGES D’UN ROMAN, ÉCOUTENT LE RÉCIT D’UN VOYAGE HUMANITAIRE À L’AUTRE BOUT DE LA TERRE…LES « GRANDS » DE DOUZIÈME CLASSE QU’ILS CÔTOYENT DANS LA COUR ONT RÉALISÉ LEUR CHEF D’ŒUVRE (TRAVAIL DE FIN DE CYCLE).
Les années passent et ce rendez-vous annuel demeure, de plus en plus conscient : « c’est toi qui a fait cette harpe? Moi je n’arrive pas à peindre aussi bien ! Et cette maison, tu la construiras un jour? Avec ces plans ? » Les élèves le savent : un jour, bientôt, ils feront eux aussi un chef d’œuvre.
Arrive la neuvième classe qui voit chaque élève réaliser un travail d’année : il s’agit d’un projet défini en relation avec les matières travaillées, nouvelle policière, maquette, robe, biographie d’un personnage, etc…Définir le thème, trouver l’aide adéquate, planifier le travail, aller au bout de l’idée: autant de facettes de l’apprentissage de l’autonomie. La plupart des adolescents travaille à un objet tangible, signe extérieur, trace visible, pour un temps, de leurs efforts. « J’ai fait ça » et cela pour un temps les résume et résonne comme une assurance pendant cette période fragile.
L’ambition du chef d’œuvre de douzième classe est autre. Il s’agit à présent, dans le cadre d’une réalisation d’envergure librement choisie, de se mettre en route vers le monde, et ainsi tourné vers lui, d’accepter d’aller aussi loin que possible à l’intérieur de soi-même. De ce double mouvement naît le chef d’œuvre: il résulte de cette tension entre l’individu dans ce qu’il a de plus authentique et le thème auquel il choisit de se confronter.
Chaque année, la diversité étonne: récital de musique, recherche picturale sur le génocide au Cambodge, création littéraire, travail scénique sur la parole des poètes dans les camps de la mort, spectacle de marionnettes réalisé par des enfants des cités, aide à la scolarisation en Inde, recherche scientifique sur le moteur à eau, plaidoyer pour les Tziganes…Chaque chef d’œuvre, autant que chaque élève, est différent.
La qualité aussi étonne. L’adolescent de 18 ans déploie grand ses ailes et puise dans son capital de confiance et l’intérêt pour le monde que développe la pédagogie Steiner-Waldorf la force de relever le défi dans une exigence de qualité: l’engagement est une valeur fondamentale des grandes classes.
Cependant, davantage que le résultat final, l’essentiel du chef d’œuvre se situe à mes yeux dans la qualité de la démarche. La difficulté de la tâche place souvent l’élève dans une posture de déséquilibre: quel thème choisir? Par où commencer? Jusqu’où aller? Pourquoi? Comment? Cette incertitude, cette errance, ce bouillonnement, ce vide parfois car les moments de doute abondent – est promesse. Faute de cette expérience, le chef d’œuvre risque, à peine né, d’appartenir au passé. Pour résonner longtemps et se développer chez celui qui le donne et celui qui le reçoit, il lui faut cette phase incertaine où le retour en arrière et l’erreur importent autant que le progrès.
Autre point-clé de la démarche : la confrontation avec le public. La phase ultime du travail consiste à présenter le chef d’œuvre devant un auditoire. A l’école Perceval, nous avons choisi une double approche, exposé public (élèves, professeurs, parents, amis de l’école) suivi d’une journée de rencontre où l’élève, de façon plus intime, explique sa démarche et répond aux questions les plus diverses.
Cette dernière étape est souvent l’occasion pour lui de prendre conscience de son cheminement et d’en révéler le sens profond, autant aux autres qu’à lui-même. Le travail prend alors une signification nouvelle : à mesure que l’élève le donne, il entre dans le présent, au cœur du monde, il appartient à tous, il est partage.
A l’heure du baccalauréat, des choix d’études, des orientations professionnelles, le chef d’œuvre constitue une authentique épreuve. Il témoigne, au sens de la tradition des compagnons du devoir, de la fin d’un apprentissage et de l’ouverture de la première porte vers l’âge adulte.
Article rédigé par Jean Pierre Ablard, enseignant depuis plus de 30 ans dans les écoles Steiner Waldorf.
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 27 Décembre 2016