Au terme d’un cycle de conférences particulièrement riche touchant aux recherches sur l’évolution de la conscience humaine, Rudolf Steiner sur prend en abordant la question de l’écriture graphique. Parlant de la tension toute contemporaine entre les forces artistiques et les forces techniques, il voit dans l’écriture manuelle un des domaines où peut se cristalliser ce qu’il appelle les tendances à la mécanisation.
Les forces mécaniques, dit-il, ont pris possession de l’écriture au point que l’homme ne conduit plus son écriture, mais est conduit par elle. Sans employer le terme, mais développant son idée, il soutient que cette activité d’écriture, éminemment et essentiellement humaine, est en soi un pharmakon, c’est-à-dire, selon les grecs, un poison qui porte en lui-même son propre remède.
Pour résumer, toute écriture non travaillée porte en elle-même une tendance à la mécanisation des formes, à la déstructuration du rythme et à la désintégration de la lisibilité. Tandis que letravail sur les formes mêmes, la maîtrise des tracés, l’apprentissage du trait dynamique selon une progression réfléchie constituent les remèdes de cette ruine annoncée.
Écriture mécanique et écriture dynamique
Pour caractériser cette mécanisation de l’écriture, Rudolf Steiner suggère qu’elle s’opère dans un rapport particulier de la tête aux doigts. La main y fait office d’exécutante des « commandes » du système cérébral, ayant à charge de matérialiser rapidement sous forme de tracés ébauchés les productions de l’esprit. On pourrait figurer cela comme un arc électrique tendu de la tête à la main où l’œil ne ferait que constater ce que la main exécute mécaniquement. Il y a dans cette image une sorte de métaphore de la machine moderne et une illustration à petite échelle de ce que préfigurait le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes.
À l’opposé, l’écriture dynamique que Rudolf Steiner appelle de ses vœux et dont il propose le développement et la pratique au sein des écoles, reconstitue une totalité humaine et installe, en face de cette bipolarisation, une tripartition harmonisante. Plutôt qu’être prisonnier du couple tête-main, autrement dit d’un système nerveux dominant et de membres en tension perpétuelle, l’écriture dynamique installe une circulation et des échanges entre l’organisation rythmique, circulatoire et respiratoire. La totalité de l’organisme se trouve ainsi concernée par l’activité graphique, non plus main et tête figées, mais bras, coude, épaule, torse, dos, le tout selon une souple respiration qui donne le tempo sous le contrôle bienveillant de l’œil, évaluateur artistique des tracés que la main opère.
Écriture mécanique et écriture dynamique
Pour caractériser cette mécanisation de l’écriture, Rudolf Steiner suggère qu’elle s’opère dans un rapport particulier de la tête aux doigts. La main y fait office d’exécutante des « commandes » du système cérébral, ayant à charge de matérialiser rapidement sous forme de tracés ébauchés les productions de l’esprit. On pourrait figurer cela comme un arc électrique tendu de la tête à la main où l’œil ne ferait que constater ce que la main exécute mécaniquement. Il y a dans cette image une sorte de métaphore de la machine moderne et une illustration à petite échelle de ce que préfigurait le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes.
Une lecture du plan scolaire
À l’opposé, l’écriture dynamique que Rudolf Steiner appelle de ses vœux et dont il propose le développement et la pratique au sein des écoles, reconstitue une totalité humaine et installe, en face de cette bipolarisation, une tripartition harmonisante. Plutôt qu’être prisonnier du couple tête-main, autrement dit d’un système nerveux dominant et de membres en tension perpétuelle, l’écriture dynamique installe une circulation et des échanges entre l’organisation rythmique, circulatoire et respiratoire. La totalité de l’organisme se trouve ainsi concernée par l’activité graphique, non plus main et tête figées, mais bras, coude, épaule, torse, dos, le tout selon une souple respiration qui donne le tempo sous le contrôle bienveillant de l’œil, évaluateur artistique des tracés que la main opère.
La 2ème classe permettra d’approfondir, de préciser ce qui a été abordé l’année précédente et de faire la connaissance de la qualité de sentiment propre à chaque couleur.
L’enfant vit alors davantage au sein d’une dualité qui le rend particulièrement sensible au rapport entre les mouvements de l’âme et les couleurs : un rouge peut-être réconfortant et royal ; le jaune pur et joyeux est si délicat qu’une seule goutte de bleu suffit à le rendre triste et barbouillé tandis qu’un violet mal intentionné peut l’ensorceler.
La couleur est alors identifiée, non seulement à une activité dynamique, mais aux situations morales. Nous proposerons à l’enfant de 2ème classe qu’il expérimente les couleurs comme illustration sourde de ce qui commence à vivre en lui.
Encore tout imprégné du monde ambiant, il ressent à cet âge le besoin d’être actif en complétant toujours un peu les choses qui l’entourent. Il vit particulièrement bien les aventures des animaux qui parlent comme des êtres humains. Les fables et les légendes des saints, dans lesquelles la dualité évoquée est évidente, peuvent aussi être utilisées comme source d’inspiration en cours, sans encore être illustrées à proprement parler.
L’élève, plus confiant vis-à-vis de la technique, commence consciemment et avec un enthousiasme qui surprend souvent un observateur de passage, à créer de nouvelles couleurs en mélangeant des couleurs primaires, ce qui n’avait pas encore été travaillé régulièrement jusque-là.
À quoi reconnaît-on une "écriture mécanique" et une "écriture dynamique" ?
Observons les écritures manuelles autour de nous, la nôtre peut-être…
Peu de tracés sont complets, aboutis; les lignes sont soit trop molles soit trop rigides ; les formes sont irrégulières, tantôt étroites, tantôt larges, les espacements sont aléatoires ; beaucoup de lettres ne sont reconnaissables que grâce au contexte: un seul et même signe sert à tracer un R, un S, un I, un N, charge au lecteur de les reconstituer à partir des lettres environnantes. Beaucoup de graphies sont tantôt anguleuses et pointues, tantôt relâchées ou aplaties. Toutes ces insuffisances obligent le lecteur à un effort pénible de déchiffrage qui se surajoute à la lecture de sens.
À l’opposé, une « écriture dynamique » cherche à satisfaire aux intentions d’élégance, de lisibilité, de fluidité et de simplicité que toute écriture devrait viser. Pour cela, elle met en jeu une convergence des sens, une symbiose sensorielle, que l’écriture mécanique est inapte à réaliser.
Quels sont les sens concernés ?
En premier lieu, le sens du toucher : la qualité des outils, la position du scripteur, etc… sont importantes en tant que conditions primordiales d’une bonne écriture.
Le sens de la vue est bien sûr sollicité, s’intensifiant peu à peu pour devenir l’évaluateur artistique des formes et aider les autres sens concernés à réaliser de justes tracés dynamiques ; le sens de l’équilibre par lequel les formes des lettres se répartissent harmonieusement entre le haut et le bas, la droite et la gauche selon une inclinaison régulière ; le sens du mouvement est celui qui confère une impression rythmique et non saccadée, une continuité dans les ligatures (liaisons) telle que la lecture s’opère sur des mots et non sur des lettres ; enfin le sens de la vie est celui qui nous donne le sentiment spontané d’une vitalité, d’une santé dans l’écriture : les formes et les contre-formes l’équilibrent, il n’y a pas de disharmonie entre l’espace tracé et le contre-espace sur lequel il se trace.
On a vu que ces sens étaient peu, voire aucunement sollicités dans le cas de l’écriture mécanique. Dans celle-ci, se crée un rapport exclusif entre la fixité du regard et l’hyperactivité des doigts. Tout le reste du corps est comme « paralysé ».
L’action profonde de la calligraphie
La pratique calligraphique va inverser les données de l’écriture courante : là où doigts et poignets sont d’habitude exagérément mobiles, le tracé calligraphique exige de l’immobilité : une lettre de calligraphie se trace selon un angle de « bec de plume » qui varie de 20° à 70° selon l’alphabet choisi et qui demeure identique dans tous les tracés. Les doigts et le poignet doivent d’une certaine manière se soumettre à ce repos contraint. Ce n’est qu’à cette condition constitutive de l’apprentissage calligraphique que se formeront les lignes larges (« les pleins ») et les lignes fines (« les déliés ») dont le jeu complexe constitue l’esprit même de la calligraphie et sa beauté. La pratique calligraphique transfère donc l’impulsion profonde du mouvement vers des articulations primordiales jusque là inutilisées: le coude et l’épaule dont la mise en route produit plus que les doigts et le poignet des mouvements amples et complets. Doigts et poignets sont comme la partie neuro-sensorielle du bras, tandis que du poignet à l’épaule nous avons affaire à des zones rythmique et volontaire. Nous voyons par là que l’écriture calligraphique engage l’organisme en son entier (neuro-sensoriel, rythmique, moteur) et non plus un organisme fragmentaire.
Les deux remèdes de l’écriture
L’écriture qui cherche à sortir de la mécanicité pulsionnelle va trouver son remède dans deux directions : l’une, ascendante, est constituée du réservoir infini des formes élaborées par le « dessin dynamique » (ou dessin de formes) ; l’autre, descendante, est l’idéal des formes que représente le répertoire calligraphique des alphabets qui jalonnent l’histoire de l’écriture (alphabets romain, oncial, de caroline, gothique, humanistique, de chancellerie pour nommer les plus importants).
1 – La vitalité du dessin de formes
On nomme parfois « dessin dynamique » ou « géométrie active » cette discipline qui, avec l’eurythmie, représente une des créations les plus novatrices introduites par Rudolf Steiner dans la pédagogie. Il considérait même le dessin de formes comme fondateur et constitutif du socle essentiel de tout le premier cycle. Il s’est trouvé des continuateurs qui ont prolongé et approfondi cette discipline, certains même suffisamment créatifs pour aller jusqu’à proposer un plan scolaire complet de dessins de formes de la 1ère à la 12è classe !
Si Rudolf Steiner insiste tant sur cette pratique, c’est qu’il y voit la source de toutes les activités graphiques et le médium primordial de ces forces plastiques auxquelles dans ses cycles pédagogiques il consacre nombre d’études passionnantes.
En pratiquant le dessin de formes, il ne s’agit pas de copier des formes extérieures imitées du monde environnant : ce serait encore une activité intellectuelle et mécanique. Il s’agit plutôt, s’appuyant sur les forces puissantes qui siègent et s’animent au fond de l’organisme, d’organiser celles-ci progressivement et de les mener à une représentation formelle à la fois tonique et mesurée.
Le dessin de formes travaille à partir de la turbulence des énergies pulsionnelles inorganisées qui traversent l’univers autant que notre propre corps physique et opère sur celles-ci une sorte d’harmonisation sensorielle. Le dessin dynamique organise l’espace de façon cohérente, instaure un sens, un ordre et matérialise sous forme de trace visible et stylisée ce qui s’est élaboré peu à peu en tant qu’impulsion durable dans un organisme maîtrisé.
On pourrait dire que le dessin de formes est l’expression à l’état pur des « forces de vie » qui siègent en l’être humain et l’activité primordiale qui harmonise par excellence la pensée, la sensibilité et la motricité. On voit par là que le dessin dynamique réclame une forme particulière d’attention – ni dispersée ni crispée – proche du lâcher-prise oriental où la juste tension permet de libérer le geste et de réaliser le trait plus que sur les modèles obsolètes de la « belle écriture » – que doit s’appuyer comme premier pilier l’enseignement de l’écriture dynamique ; la calligraphie va en constituer le second pilier : dans ce couple chacun pourra alors élaborer pour soi-même une véritable « écologie » de sa propre écriture.
2 – La beauté du tracé calligraphique
La calligraphie est constituée d’éléments encore plus simples, primitifs que le dessin de formes. Celui-ci combine et fait jouer ensemble de façon de plus en plus subtile et élaborée les variations complexes de la droite et de la courbe. Celle-là les isole et les simplifie. Chaque tracé est unique et ne cherche pas la continuité liée entre les différents tracés. La calligraphie se contente, pourrait-on dire, mais de façon sublime, de combiner des lignes droites – sorte d’image de l’axe du monde – et des lignes courbes – figure de la liberté conquise sur la règle…
D’autre part, elle travaille dans la lenteur, presque l’intemporel, là où le dessin de formes s’inscrit obligatoirement dans un rythme. À travers les modèles merveilleux issus de l’histoire de l’écriture, la calligraphie recentre le regard sur la perfection de la lettre, tandis que l’écriture « cursive » (ou liée) est attentive à la dynamique globale du mot.
Enfin, le dessin de formes travaille avec un trait d’épaisseur quasi-uniforme là où la calligraphie, de par sa nature propre, fait alterner des lignes fines (déliés) et des lignes larges (pleins). C’est dans le jeu de ces lignes fines et larges que se situent le cœur secret et la beauté même de la calligraphie.
La ligne fine devient pour ainsi dire l’élément « musical » de l’écriture et la ligne pleine son élément « pictural ». La calligraphie semble pouvoir réaliser à son point d’accomplissement un mariage entre la musique et la peinture : face à des œuvres calligraphiques de qualité, on peut ressentir la « musicalité » subtile des lignes autant que l’on peut percevoir la « couleur » des traits.
À cet égard, rien mieux que la calligraphie ne peut rendre perceptible ce monde commun possible entre les peintres, les musiciens et les écrivains…
Le « Pharmakon »
Chacun chemine dans la vie avec « son » écriture, rarement heureux de constater ce qu’il en advient au quotidien, eu égard aux splendides modèles que chacun porte inconsciemment en arrière-plan. Un tel écart n’affecte pas une autre de nos grandes activités : la lecture ; même s’il y a quelques carences, la lecture-compétence, c’est-à-dire la capacité souple à déchiffrer des textes et à en produire un sens intelligible, est beaucoup moins détériorée. Tel n’est pas le cas des compétences graphiques.
La question des modèles que nous n’avons pas évoquée jusqu’alors est à ce titre importante. Il est significatif d’observer que dans de nombreux pays, les ministères de l’éducation et avec eux les instances décisionnaires confient à des collèges de calligraphes professionnels le soin d’élaborer et de repenser régulièrement la didactique de l’écriture et les modèles à proposer aux enseignants et aux élèves.
La France est un des rares pays d’Europe à s’en dispenser. Le soin en est laissé à l’initiative et à l’amateurisme des enseignants qui proposent souvent des graphies enfantines et inappropriées ; tandis que l’ensemble de la société reste nostalgiquement et sentimentalement attaché à de « grands modèles » autant sophistiqués qu’obsolètes.
L’élève traditionnel se trouve donc en matière de graphie engagé dans une pédagogie sans réelle intention ou motif : les premiers modèles sont rudimentaires et leur réalisation statique ; peu de temps est consacré à l’activité même ; l’élève se trouve contraint de s’en remettre à ses propres stratégies improvisées d’exécution sommaire sous l’exhortation réitérée et vaine de l’enseignant d’améliorer son écriture négligée !
Pire encore, dans une seconde phase, l’élève se voit sommé d’exécuter des modèles extrêmement complexes, beaucoup plus théoriques que pratiques et comportant des injonctions quasiment impossibles à réaliser dans le cadre d’une « écriture dynamique »: celles de la cursivité absolue, c’est-à-dire l’obligation de ligaturer ensemble toutes les lettres d’un mot. Aucune écriture adulte ne le réalise spontanément ; seules les écritures appliquées, c’est-à-dire abstraites et n’introduisant pas le facteur temps peuvent un moment s’y employer.
L’écriture dynamique, quant à elle, est précisément celle qui construit ses modèles à partir de l’expérience calligraphique, celle qui tend vers la ligature tout en respectant les rythmes propres de l’écriture (circulation et battement comme son propre souffle et son propre sang).
Une écriture mécanique est une écriture qui se déconstruit lorsque l’on introduit l’indispensable facteur du temps, tandis que l’écriture dynamique trouve précisément son rythme et son expansion une fois introduite la dimension du temps.
Une écriture ne peut s’améliorer seule à la simple contemplation de modèles virtuoses sans y consacrer une réflexion, une énergie et du temps. Elle devient partie intime et constitutive de l’activité de l’homme si l’on met en place à l’école régulièrement des ateliers d’écriture dynamique. Puis si l’on confie à des calligraphes et dessinateurs de formes – des experts du tracé dynamique… – le soin de réfléchir et d’élaborer les modèles en les revisitant régulièrement – sachant qu’il n’y a bien sûr pas de modèle unique !
Ordinateur et calligraphie
On pourrait dire que toute cette recherche et ces réflexions sont périmées puisque nous voilà entrés dans une nouvelle ère fastueuse – une sorte de nouvelle Renaissance – et que l’ordinateur a d’emblée résolu notre question ! C’est bien sûr totalement faux, mais paradoxalement en partie vrai…
L’ordinateur, en tant que produit de la technique, prend en charge, de bonne façon, cette part de mécanicité de l’écriture que Rudolf Steiner observait. Le traitement de texte résout effectivement une partie du problème, mais pas sa totalité…
Si un grand nombre d’écrivains utilisent maintenant l’ordinateur pour composer leurs œuvres (au risque d’augmenter de 20% le volume de leurs ouvrages !), une belle minorité s’y refuse et ne conçoit pas de composer sans la plume et le papier, comme si l’animation des sens et du corps allait de pair avec le travail de l’imagination et de la pensée.
De même, il nous est difficile de concevoir une déclaration d’amour autrement que manuscrite, comme si l’écriture était porteuse d’une expression du moi à laquelle nous ne pouvons résister dans certaines occasions et souvent là où notre destin s’engage…
Aussi, posons-nous la question : si l’ordinateur peut prendre en charge toute une partie des textes informatifs, discursifs et autres que nous élaborons et de meilleure façon que par les moyens graphiques sommaires que la plupart d’entre nous possédons, n’est-il pas temps de lui confier pleinement cette tâche et de se consacrer à investir son écriture de cette dimension artistique et vivante que peut lui apporter précisément la calligraphie ?
L’intérêt actuel pour la calligraphie s’explique probablement ainsi : nous ne voulons ni ne pouvons abandonner ce rapport millénaire à l’écriture et face à son érosion contemporaine, nous nous tournons vers la calligraphie comme devant lui apporter son « remède ».
Les écoles Steiner-Waldorf l’ont compris et il convient de saluer ici les efforts qu’elles font et feront en ce sens.
Article rédigé par Jacques Dallé.
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 29 Décembre 2016