Il était une fois…l’histoire telle qu’elle est racontée dans le premier cycle des écoles Rudolf Steiner-Waldorf, reflet de l’évolution du « moi ».
« Il était une fois, dans un certain pays, dans un certain royaume, un roi qui avait trois fils. Le roi fit venir ses fils et leur parla ainsi…«
Lorsque ces paroles retentissent dans une première classe du cycle primaire (C.P.) d’une école appliquant la pédagogie Rudolf Steiner, aussitôt fusent de toutes parts des « chuts » ou des « chics !
C’est le moment de l’histoire ». Cahiers et crayons disparaissent alors comme par magie dans les casiers, les bras se croisent, les oreilles s’ouvrent, les bouches se ferment, le silence se fait. Brûlants de joie et d’impatience, les yeux des élèves se lèvent, interrogatifs, vers ceux de leur professeur. Tous attendent l’histoire du jour. Celle que le professeur a choisie pour eux. Celle qu’il a préparée avec soin pour eux. Celle enfin qui leur permettra de s’évader hors de la classe, d’enjamber montagnes et océans, de découvrir des contrées lointaines, de remonter l’horloge du temps jusqu’aux origines…
Dans les écoles Rudolf Steiner-Waldorf, l’histoire prise dans le sens large du terme, occupe une place privilégiée dans le cursus scolaire. Chaque matin, il lui est réservé à la fin du « cours principal » une bonne trentaine de minutes pendant toute la durée du premier cycle qui dure plusieurs années !
Cette plage quotidienne consacrée à l’histoire permet au professeur d’ouvrir très largement la fenêtre du passé tout en lui laissant le temps d’explorer dans le détail son riche panorama.
Selon un ordre chronologique précis il pourra narrer avec précision, dans le menu détail, agrémentés d’anecdotes, les grands récits historiques des peuples et des nations, les mythes, les légendes et les contes… faire vivre les hauts faits des héros, décrire leurs aventures, leurs conquêtes, leurs exploits.
Ces puissants récits vont retentir dans la classe, immerger les élèves dans un univers imagé, riche en couleurs, en détails, leur révéler concrètement les époques passées, les civilisations révolues.
Tous ces apports féconderont l’imaginaire des élèves, enrichiront leur vie intérieure, stimuleront leur intérêt, deviendront une véritable nourriture « d’âme ». Parallèlement ils éveilleront leur regard sur le temps présent et futur. Ils contribueront aussi à l’édification de leur socle intérieur, psychique sur lequel ils pourront s’appuyer, plus tard, lorsqu’ils seront à même d’observer et de juger l’actualité de leur temps pour envisager leur propre avenir. Le sinistre « no future » proclamé bruyamment par le mouvement » punk » des années soixante-dix, provenait pour l’essentiel, d’une méconnaissance, chez ces jeunes, voire d’une totale ignorance du passé et de son histoire.
Sans fondement historique, sans mémoire, ils ne pouvaient se projeter dans le futur, construire un lendemain. Exclus de la mémoire collective, sans avenir, ils s’abandonnèrent au présent, s’y adonnèrent sans réserve, sans retenue, s’y accrochèrent même tel le naufragé à la bouée de sauvetage. En vain, cependant, car tel un arbre sans racines, cette jeunesse avide de vie, ne put que sombrer dans le désespoir, la révolte et même la violence, car la vie est vaine quand on lui retire son origine, sa finalité, quand on la sort du fleuve que forme le temps.
À ce propos Christiane Singer lors d’une visite dans un collège public relate une expérience analogue:
– « j’interroge Ahmed ». « Que sais-tu du pays de ton père ? «
– « Rien ! Mon père ne parle pas quand il rentre du travail. Je ne sais rien du village dont il était originaire, ni de son enfance. »
– « Alors je lui dis : eh bien, tu vas rentrer chez toi et tu vas l’interroger ! D’abord sur le passé, car sans mémoire pas d’avenir. »
La mémoire n’est pas quelque chose qui nous retient en arrière. Loin de là ! La mémoire c’est elle qui donne la dynamique à l’avenir… Je n’oublierai jamais un jeune écolier africain qui redevint vivant et rayonnant en m’entendant parler de la grande Afrique ! Je sentais tout son corps se redresser. Quand la mémoire remonte, le corps entier change. Tant qu’il ne passe pas de l’état d’un petit fœtus recroquevillé à celui d’un épi dressé, alors la vie n’a pas circulé… !
Dynamisme, avenir, rayonnement, épi dressé… sont les termes qu’utilise Christiane Singer pour caractériser l’éveil de cet élève quand elle lui a parlé du passé de son peuple. Soudainement cet enfant a pu se relier au cours du temps, s’y positionner. Il s’est senti alors impliqué. Trouvant sa place enfin, quelque chose s’est allumée en lui, une flamme nouvelle, ardente. Jusque-là, telle une braise dans la cendre, elle sommeillait. La description de la grande Afrique a été le souffle qui la raviva. Éclairé de l’intérieur, conscient de son histoire, de ses aïeux, il peut dorénavant envisager son avenir, construire son identité, s’affirmer, se lier aux autres.
La chaude et lumineuse force qui redresse l’homme de « l’état d’un petit fœtus à celui d’un épi dressé », Rudolf Steiner l’appelle le « moi » ou le « je ». Le moi est l’essence spirituelle de l’homme. Il est l’étincelle divine qui fait de chaque homme un être unique.
Le moi est le porteur de la mémoire. Grâce à son moi, l’homme s’élève au-dessus du règne animal, conquiert sa structure verticale, détermine sa destinée. Le moi est chaleur, énergie, enthousiasme, force… il est l’épi dressé en nous !
C’est à l’âge de trois ans que le moi se manifeste chez l’enfant pour la première fois. Avant cet âge, l’enfant se perçoit encore de l’extérieur. Ainsi se nomme-t-il par son prénom. L’aptitude de dire « je veux jouer avec ma poupée » révèle que le moi s’est intériorisé, est rentré dans l’enfant, qu’il agit dorénavant de l’intérieur.
Pour atteindre son autonomie et avec elle sa maturité, une vingtaine d’années seront nécessaires. Pour y accéder le moi devra parcourir un long chemin en forme de spirale, devra vivre successivement des états de conscience distincts. De la naissance à l’âge de sept ans, la conscience du petit enfant est « endormie ».
Son moi se trouve alors au centre de la spirale, comme au fond d’un nid. Le monde extérieur lui est encore inaccessible, il ne peut l’atteindre. De cet endroit il n’est pas capable de le comprendre mais seulement de le ressentir, de le vivre intensément.
Par contre le moi du petit enfant est pleinement éveillé aux réalités intérieures, c’est-à-dire spirituelles, morales, éternelles. Ce sont ces réalités qui vont le nourrir, le construire.
De sept à quatorze ans, du changement de dentition à la puberté, le moi effectue quelques pas sur le chemin de la spirale, il ose sortir de sa coquille, poser un pied dans le monde extérieur tout en maintenant l’autre à l’intérieur. Parallèlement son état de conscience évolue, s’éveille lentement, atteint un niveau intermédiaire entre le sommeil et l’éveil. Rudolf Steiner le qualifie comme étant proche de celui du rêve.
Celui-ci perçoit le monde dans sa double réalité : intérieure et extérieure. La nature se révèle à lui, dorénavant, dans toute sa magnificence, sa diversité infinie sans toutefois occulter les réalités spirituelles, les forces qui la fondent. La conscience de rêve perçoit les réalités sous une forme imagée essentiellement. À cet âge le moi perçoit le monde en image, à la façon des artistes en quelque sorte. Pour s’édifier il a besoin de ressentir le beau, de vivre toute la richesse et la sensibilité que dispensent les arts.
Autour des quatorze ans, vers la puberté, le moi est capable d’affronter le monde extérieur, de vivre sa réalité crue. Sa conscience est maintenant éveillée. Dorénavant il est mûr pour l’appréhender par l’exercice de la pensée. Donc, l’évolution de la conscience du moi dans sa relation avec le monde extérieur passe par les trois étapes décrites ci-dessus : celle du sommeil, celle du rêve, celle de l’éveil.
Or, tout comme le corps physique, le moi nécessite aussi une nourriture pour se développer. Tout comme lui, cette nourriture devra être d’essence spirituelle.
La pédagogie Rudolf Steiner s’appuie sur cette vérité, c’est ce qui fait son originalité. Aussi, veille-t-elle à ne pas appliquer une seule pédagogie globale pour toute l’évolution de l’enfant mais à en différencier trois, en lien direct avec les trois états de conscience du moi, cités plus haut. Ceci afin d’offrir aux élèves un enseignement adapté à leurs besoins.
Dès que le moi reçoit une nourriture adaptée à sa maturité, à son niveau de conscience, telle la braise sur laquelle on souffle, il se met à rougeoyer, à s’enflammer. Dès lors le moi se manifeste par de l’enthousiasme. Il redresse l’épi de blé… fait circuler la vie !
Revenons à l’histoire. Rudolf Steiner souligne avec force dans ses conférences sur la pédagogie le lien qui existe entre l’histoire de l’humanité et le développement du moi de l’enfant. L’immense chemin qu’elle a parcouru depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui est fait aussi par l’enfant au cours de son évolution en raccourci dans ses étapes principales. Chaque enfant revit en accéléré toute l’histoire de l’humanité. Non les faits, bien entendu, mais l’évolution de la conscience, du moi qu’elle sous-tend. Les peuples des origines avaient une conscience semblable à celle du petit enfant d’aujourd’hui. Pour ces hommes, le monde sensible était « maya » c’est-à-dire illusion.
La nature était perçue comme la manifestation sensible d’êtres de nature spirituelle. Toute chose, tout être, était habité par un esprit, une divinité. Cette conscience est encore présente chez certaines tribus d’Amazonie ou de Nouvelle-Guinée.
Puis vinrent les grandes civilisations antiques et avec elles les constructions cyclopéennes, les pyramides, les tours, les temples majestueux, les statues des dieux.
La conscience de ces peuples s’apparentait à celle des enfants de sept à quatorze ans. Conscience intermédiaire entre ciel et terre, entre jour et nuit, entre intérieur et extérieur, crépusculaire, pénétrée de rêve. Tout ce que ces civilisations nous ont légué n’exprime-t-il pas la beauté absolue, l’équilibre délicat entre la pesanteur et la légèreté, la maîtrise des formes et des mouvements ? L’art, le beau, furent la réponse des hommes aux présents des dieux. Pensons à l’art égyptien, étrusque, grec, aux chefs-d’œuvre maya ou mésopotamiens. Tout n’est que splendeur.
Enfin la Renaissance européenne du XVème siècle parachève cette grandiose évolution par l’éveil de la pensée impulsé par les philosophes grecs du Vème avant J.C. Avec elle l’homme moderne est né.
Avec elle, l’outil de connaissance est offert aux hommes.
L’histoire de l’humanité et l’histoire du moi suivent donc des chemins parallèles, se confondent même, tant ils sont imbriqués l’un dans l’autre, se confondent, se reflètent.
La pédagogie Rudolf Steiner est basée sur une connaissance approfondie de la nature humaine. Elle ne s’exerce pas à partir d’une quelconque théorie mais d’une exacte observation de sa nature, de son comportement, des phases de son développement. Elle est, de ce fait, réactive, souple, évolutive, individuelle… Ainsi son enseignement n’est pas dicté par un programme national rigide mais laissé au libre arbitre des pédagogues. C’est eux qui en toute conscience vont l’élaborer en fonction de leurs élèves, de leur âge, de leur maturité, de leur spécificité.
Il en est de même pour l’enseignement de l’histoire. Celui-ci n’est pas abandonné au « diktat » d’un programme ou à l’arbitraire de l’enseignant. Il s’appuie sur le niveau d’éveil et de conscience de la classe.
Entre neuf et dix ans, l’enfant vit un éveil de conscience. Son moi prend soudainement conscience de lui-même, perçoit son unicité, naît à lui-même pour ainsi dire.
Parallèlement son regard sur le monde extérieur devient plus perçant, plus aigu. Deux réalités s’offrent à lui, s’opposent même.
Celle pleine de certitude et de confiance de la petite enfance décrite plus haut, celle de la nature dont il pressent, pour la première fois, les dures lois et leur déterminisme implacable. C’est un moment de crise. Le moi est appelé à s’affranchir de la quiétude enfantine, il doit oser affronter ce monde nouveau, lui faire face car son avenir en dépend. Beaucoup trébuchent à cet âge, perdent leurs repères, s’opposent à leurs professeurs, pleurent, s’isolent ou deviennent agressifs.
C’est à cet âge que leur sont racontés les grands mythes fondateurs des civilisations passées. Particulièrement celui du peuple hébreu où il est question de la Genèse mais aussi ceux issus des celtes ou des germains.
Ces mythes décrivent la création du monde, la naissance de l’homme, parlent d’un âge d’or, de félicité et d’innocence primordiale… mais aussi de chute, de rejet, d’isolement, de souffrance et même de mort. Les splendeurs divines s’estompent, l’homme est exclu du paradis. C’est la chute d’Adam et Ève, c’est la mort des dieux chez les nordiques.
Tous, cependant, donnent naissance à des héros, à des prophètes capables d’affronter, la tête haute, les dures réalités de la terre. Qu’ils se nomment Caïn, Fion, Jacob, Noé, Siegfried… qu’importe ! Chacun a su faire face à son destin, a su se redresser !
Ces grandioses images sont accueillies avec intensité et soulagement par les élèves en désarroi.
Elles leur montrent que le moi est capable de rassembler l’énergie et la force en lui, pour accepter son destin, sa chute, son individualisation, aller de l’avant, oser. Ragaillardi, rassuré le moi de l’enfant peut continuer son évolution.
Vers l’âge de onze ans les élèves perçoivent le monde avec un peu plus d’acuité, outre les grands récits mythologiques qui comblent leur sensibilité artistique, ils veulent aussi apprendre comment vivaient les hommes d’autrefois. C’est le moment requis pour introduire l‘étude des grandes civilisations antiques. La narration détaillée des biographies légendaires des grandes personnalités qui les ont initiées, tel Krishna, Zarathoustra, Hermès, Gilgamesh… ira dans ce sens. Ces grands hommes possèdent la force intérieure de puiser encore directement dans le monde spirituel, les sagesses et les impulsions nécessaires et appropriées à l’évolution de leur peuple, à l’édification de sociétés civilisatrices : Inde, Perse, Babylone, Égypte, Grèce… Toutes ces sociétés se sont fondées sur des valeurs spirituelles, toutes ont participé à l’éveil progressif de la conscience humaine, toutes ont incarné jusque sur le plan physique ces réalités en édifiant les monuments et les sociétés qui leur correspondaient. Pyramides, temples, sculptures… en sont, sans équivoque, le témoignage.
À cet âge, l’histoire, vu son ampleur, ne peut se contenter de la demi-heure de narration quotidienne qui lui était réservée jusque-là. Ces grandes civilisations exigent de véritables « périodes » de trois à quatre semaines à raison de deux heures de cours quotidiennes afin de pouvoir être vécues dans toute leur richesse, leur spécificité par les élèves. Semaine après semaine, bercés par les récits et les descriptions, ces derniers vont s’immerger, s’identifier même à ces civilisations si différentes de la leur. Avec joie et curiosité, enthousiasme aussi, ils vont s’exercer au travers d’activités artistiques et manuelles à reproduire les spécificités de chacune : hiéroglyphes égyptiens, écriture cunéiforme babylonienne, chants et danses grecs, poèmes issus du livre perse de la Zen Avesta… tout sera dessiné, peint, modelé, récité, chanté, interprété…
Ces riches éléments artistiques intensifieront le vécu des élèves, les relieront de façon vivante et concrète à ces époques passées qui ont incarné la naissance du moi dans sa rencontre avec le monde extérieur.
Ces grandioses civilisations aboutissent, enfin, sur l’histoire de la Grèce antique. Celle-ci leur révèle, au travers de ses mythes fondateurs, la naissance de la pensée humaine. La victoire de Thésée, par exemple, sur le Minotaure dans le fameux labyrinthe de Cnossos et le non moins célèbre fil d’Ariane qu’il a déroulé derrière lui afin de retrouver le chemin de la sortie ou celle de Persée sur la Gorgone en sont les plus convaincantes illustrations. Ces combats, ces victoires révèlent aux élèves la supériorité absolue de la pensée sur toutes les obscures forces instinctives qui, en ce temps-là, vivaient encore chez les hommes et dont le Minotaure, l’homme-taureau, était la personnification. Triomphante, sûre d’elle-même, claire, logique, rationnelle, la pensée s’imposera dorénavant, dans tous les domaines de la vie, fécondera une civilisation nouvelle, jettera les bases cognitives et rationnelles d’un monde nouveau et moderne.
Toutes les étapes du développement de la pensée seront décrites, racontées, vécues. Les élèves découvriront avec enthousiasme les idées maîtresses qui ont affranchi les grecs des contraintes politiques, humaines ou naturelles et qui ont bouleversé l’humanité entière. Ces idées se nomment démocratie, république, philosophie, sciences, mathématiques, grammaire, rhétorique… Toutes ces idées ont été inventées et cultivées par eux, toutes sont issues de l’activité pensante.
Que de splendides horizons s’ouvrent aux hommes grâce à elle… Tout devient explicable, clair, compréhensible. Le monde, cette création des dieux, devient le champ d’observation où la pensée peut s’exercer, oser déchiffrer ses secrets, comprendre ses lois. Quelle richesse, quelle potentialité!
Grâce à elle, l’homme s’élève définitivement au-dessus du règne animal, accède à sa dignité d’homme, peut imaginer son autonomie et par là sa liberté.
C’est le message qu’attendent les élèves de onze ans d’âge, quand ils sentent poindre en eux les premiers rayons de leur pensée naissante. Sur les traces d’Alexandre le Grand et ses conquêtes sur l’Égypte, Babylone, la Perse et l’Inde, éblouis par le personnage, ils revisiteront une dernière fois ces civilisations antiques. Ce récit sera le point d’orgue de l’histoire de la Grèce.
Les vingt-huit siècles qui séparent la naissance de Rome à nos jours et dont l’histoire est traitée en 6ème, 7ème et 8ème classes (11 – 13 ans) dans les écoles Rudolf Steiner feront l’objet d’un second article.
Article rédigé par Guy Chaudon, enseignant dans les écoles Steiner Waldorf.
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 27 Décembre 2016