On prête à Malraux d’avoir dit “Le XXIème siècle sera spirituel ou il ne sera pas”, ce qui a fait couler beaucoup d’encre. Il sera en tout cas ce qu’en feront nos enfants : héritiers du monde que nous leur laissons, il leur reviendra de le façonner pour que leur siècle s’inscrive, un jour, dans l’histoire de l’humanité : le XVIIIème était le siècle des lumières, le XIXème celui de la révolution industrielle, le XXème celui de la révolution techno-numérique… Et celui de la fin d’un cycle : nous léguons à nos enfants un monde qui enterre l’illusion de la toute-puissance de la science et de la séparation de l’homme d’avec la nature. Ce leurre dans lequel s’est enferrée l’humanité est certainement un pas qu’elle avait besoin de franchir, un pas qui s’opère sous nos yeux avec son cortège de dégâts collatéraux (destruction de la biodiversité, uniformisation des cultures, tensions géopolitiques liées à la raréfaction de l’énergie…) et de peurs irrationnelles.
Pour nos enfants, cette fin de cycle se traduira par la lourde tâche d’avoir à bâtir un monde nouveau, meilleur, plus beau et plus vrai. Comment les préparer à cela ? Le rôle de l’éducation et de l’école prend d’un coup un sens particulier : s’il ne préparait qu’à la performance pour répondre aux exigences de notre modèle socio-économique, il produirait des esprits affûtés comme des couteaux dans leur discipline mais difficilement capables de penser le monde de demain. Condamnés à le subir, ils pourraient se réfugier, sans conscience, dans des mécanismes de radicalisation qui ne feraient qu’amplifier les dommages que nous évoquions. Le regain de tentation nationaliste que l’on constate en Europe en est une triste illustration.
Note rôle de parents apparaît alors dans toute sa dimension : dans cette période de transition vers un nouveau cycle, nous devons éduquer de façon à ouvrir les consciences. L’école doit se faire le relais de ce mouvement en pensant sa mission non pas dans une logique de reproduction sociale mais dans une dynamique “d’élévation de l’être”: ceux qui porteront en eux la force créatrice qui fécondera le monde de demain sont ceux qui sauront mobiliser leur être dans toutes ses dimensions: corporelle (le corps est notre première interface avec l’univers et avec les autres ; il est une dimension essentielle de notre appréhension sensitive du réel), intellectuelle (l’intelligence est un vecteur fondamental de notre capacité à comprendre l’univers en développant le champ de la connaissance et du jugement) et spirituelle.
Mais de quoi parlons-nous quand nous évoquons la dimension spirituelle de l’être ? L’âme dont parle si souvent Steiner est cette part de nous-même en quête permanente de sens. L’âme porte en elle l’idée d’élévation, travaillant inlassablement à réveiller le juste qui sommeille en chaque homme. L’écoutons-nous ? Nous vivons dans un monde qui devrait nous le permettre, du fait qu’il nous délivre du combat pour la survie, nous place matériellement à l’abri et nous offre une certaine liberté de pensée. Nous avons, en abondance, la possibilité de nous élever spirituellement mais la tâche nous est extrêmement difficile pour deux raisons essentielles :
– Notre personnalité humaine nous pousse spontanément à faire un autre choix : celui d’organiser notre existence pour la servir. Le monde dans lequel nous vivons, qui privilégie l’ego, le plaisir et le matériel, nous en offre une illustration parfaite.
– Le travail spirituel ne s’improvise pas et ne se fait pas seul. Cultiver son jardin est l’enjeu de toute une vie et commence dès le plus jeune âge. Il faut que soient associés du courage, de la volonté et un environnement porteur pour progresser sur le chemin de la conscience.
Ce qui nous renvoie directement au rôle des parents et de l’école dans l’apprentissage de la vie spirituelle : c’est bien à eux qu’il revient de favoriser un développement complet de l’être afin que la personnalité trouve sa juste place aux côtés de l’âme et du corps.
Plus précisément, l’école ne peut jouer pleinement son rôle que lorsqu’elle intègre à son enseignement une dimension spirituelle qui permet à l’enfant de se construire en laissant à son âme la part pleine et entière qu’elle doit avoir dans son existence.
Comment cela se traduit-il dans les écoles Steiner ?
Nous laisserons aux enseignants le soin de décrire l’immense richesse de leur pédagogie et les façons dont ils utilisent leur discipline pour faire travailler l’enfant sur sa dimension spirituelle. Pour les parents curieux, les écoles regorgent de ressources à ce sujet : conférences, groupes d’échanges, publications… Nous pouvons cependant nous attarder sur le rôle de l’enseignant : infatigable pédagogue, il lui faut, en plus, être un chercheur de sens : tout comme les connaissances qu’il enseigne, la dimension spirituelle de son enseignement n’a de sens que s’il l’a intériorisée lui-même. Il peut alors la faire vivre dans ses cours. Mais est-ce vraiment tout ? Les connaissances s’évaluent dans le cadre de l’école, ce qui n’est pas le cas de la nature du cheminement spirituel. Pour l’enfant qui grandit spirituellement, l’enseignant endosse une fonction supplémentaire : celle de passeur. Il fait partie de ceux qui, pendant un temps, accompagnent l’enfant dans son chemin d’une rive vers l’autre, l’autre rive étant celle de la conscience.
L’extraordinaire richesse des écoles Steiner Waldorf est de permettre à chaque enfant d’acquérir une posture de liberté intérieure qui le prépare à devenir un citoyen éclairé du monde dans lequel il vit. Nous évoquions les défis que le XXIème siècle devra relever. Si l’économiste Jérémy RIFKIN ne se trompe pas, la troisième révolution industrielle sera énergétique (Jeremy RIFKIN, La troisième révolution industrielle Ed. Les Liens qui Libèrent). Pour une question de survie fondamentale, elle nous fera sortir de l’ère du carbone (caractérisé par notre dépendance aux hydrocarbures), ce qui nous demandera de repenser en profondeur nos modes de production et de consommation ainsi que notre rapport à la nature. Le monde réinventé qui la suivra aura besoin d’être porté par des êtres profondément spirituels qui sauront interroger la place de l’homme dans l’univers. Et en ce sens, Malraux avait très certainement vu juste.
Article rédigé par Géraud Beaufrère
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 27 Décembre 2016