Intellectualiser, survoler, ou...
L’enseignement des sciences à l’école Waldorf, qui, pour les élèves, ne prend qu’avec le début de la puberté, vers les 12 ans, la tournure d’une “matière pédagogique” en soi, se met, dans ces âges, intensément au service de la culture du “sentiment juste” vis à vis des phénomènes du monde. Parallèlement, et c’est aussi l’une de ses précieuses vertus, cet enseignement se révèle un champ d’exercice privilégié pour la pensée qui s’affermit.
Ne pas suffisamment la saisir peut être lourd de conséquences : la subjectivité, à cet âge, peut gonfler en une bulle qui enferme et rend difficile la rencontre joyeuse avec le monde. On ambitionne, dans ces cours, de guider les enfants sur le passage étroit circulant entre deux ornières aussi fâcheuses l’une que l’autre : – l’intellectualisation, qui conduit à se couper du réel en n’en saisissant plus que des abstractions froides et utilitaires, – et la pensée fumeuse qui se satisfait de sensations rapides, sans chercher à y exercer les facultés d’attention et de pensée rigoureuses.
Nourrir le compassionnel
Si la pédagogie Waldorf est souvent résumée par le projet “d’éduquer vers la liberté”, elle a aussi un deuxième objectif important qui est celui d’amener les enfants sur le chemin de devenir réellement “citoyens du monde”. On pourrait dire que la posture citoyenne consiste à se sentir concerné par toutes les composantes de la vie sociale et à y développer dans toutes les directions, des démarches de caractère “compassionnel”.
Mais ce n’est pas si simple. Dans un bien en effet dans cette voie qu’engage un enseignement de la physique qui propose rapidement de ne s’intéresser finalement qu’au calcul. Être bon en sciences, n’est-ce pas aujourd’hui quasi synonyme d’être bon en maths ?
Dans notre monde hyper-technologisé, les enfants sont très tôt mis au contact de dispositifs et de machines que le monde des adultes a préféré rendre opaques, voire carrément inobservables. C’est propre, c’est sécurisé, le profane, qui n’y comprend rien, n’est pas tenté d’y mettre les doigts. Il achète, il utilise et il s’en débarrasse sans état d’âme lorsque ça ne marche plus.
Pourtant, pour un enfant, un tel rapport aux objets est profondément anti-éducatif. C’est un encouragement à la consommation passive, à l’utilisation sans amour, à la banalisation du “renoncement à comprendre”. La démission de l’intelligence et la soumission docile à des protocoles d’utilisation dont on ne peut pas pénétrer la raison d’être, sont de toute évidence aux antipodes des aspirations réelles de l’adolescent. Les vraies priorités Et pour l’adulte ? Certes, il s’habitue… Mais Rudolf Steiner n’hésitait pas à dire à ceux qui venaient écouter ses conférences que s’ils avaient voyagé en ayant eu recours à un transport motorisé et qu’ils n’avaient pas un minimum de compréhension des dispositifs technologiques ainsi mis en œuvre, il eût mieux valu qu’ils restent chez eux et qu’ils étudient cela de plus près. Prendre le train sans avoir de représentation de ce qu’est un moteur électrique, c’est bien sûr possible, mais c’est assurément l’expression d’un désamour pour le monde réel, lourd de conséquences dans de multiples domaines.
À l’inverse, un intérêt pour la technique permettant de saluer en connaissance de cause dans toute machine, le génie des inventeurs, et de ressentir une connivence avec les lois physiques à l’œuvre, permet de traverser la vie dans une ambiance de compassion omnidirectionnelle. Là peut se construire un civisme émancipé de toute règle moralisatrice.
Une écologie peut s’y enraciner qui consistera à chercher à déployer la créativité de l’esprit humain en bon accord avec le concert des faits de la nature.
Comment faire ?
En 9e classe (3e), donc, l’enseignement des sciences va se donner pour objectif d’exercer la mise en œuvre de l’intelligence au service de la vie pratique. Les jeunes vont être encouragés à se tourner en physique ouvrage récent intitulé “Addiction générale” (J.C.Lattes, 2011), Isabelle Sorente défend la thèse que l’aptitude au compassionnel est aujourd’hui gravement menacée par la tendance à convertir systématiquement le donné perceptif en valeurs chiffrées. Or c’est vers la compréhension des dispositifs technologiques fondamentaux. Pour cela, on va suivre les traces des “inventeurs” des 18e et 19e siècles qui ont fait naître les machines et le monde industriel.
On y voit comment, surmontant progressivement la fascination naïve avec laquelle les siècles précédents s’étaient intéressés aux phénomènes électriques, on va systématiquement chercher à mettre leurs applications, que l’on découvre les unes après les autres, au service de l’émancipation de l’homme par rapport aux contraintes de la nature.
Prêts pour la promenade ?
Le coup d’envoi décisif est donné par Volta qui réussit à produire des phénomènes électriques sans frottements ni orages, alors que c’étaient auparavant les seules origines connues. La “pile” qu’il réussit à mettre au point, consiste à mettre en interaction des métaux dissemblables. Ceux-ci, par l’envie de rencontre chimique qui les anime, font surgir une tension dont la décharge comparable en plus faible aux décharges électrostatiques, présente l’avantage de pouvoir s’entretenir dans la durée. Mais cette décharge électrique engendrée par une réaction chimique, est très vite repérée comme étant réciproquement capable de faire se produire des réactions chimiques : l’électrolyse et la galvanoplastie sont des procédés extrêmement efficaces pour transformer la matière. Jubilation de l’adolescent qui rêve de transformer le monde (si possible sans trop se fatiguer) ! Pendant les vingt années qui suivent, les “savants” s’en tiennent à ces usages un peu confidentiels de l’électricité “Voltaïque”.
Engendrer des forces
Or voilà que sans l’avoir recherché, le danois Örsted découvre qu’un conducteur traversé par une décharge électrique fait régner autour de lui un champ magnétique apte à faire “perdre le nord” à une aiguille de boussole. Cette nouvelle, se propageant à travers l’Europe comme une étincelle sur une traînée de poudre, va particulièrement enflammer les recherches expérimentales d’Ampère, en France et de Faraday en Angleterre.
Tous deux vont en quelques mois faire un petit inventaire des lois et des applications possibles de l’électromagnétisme. On sait maintenant produire de la force mécanique grâce à l’électricité. Il suffit alors de faire un petit pas de plus dans la recherche d’astuces pour transférer au dispositif la gestion de son propre branchement, ou de l’inversion de son branchement. Les mécanismes vibreurs et les machines rotatives ouvrent désormais l’avenir à la généralisation du moteur électrique comme source de force totalement polyvalente. Et là encore une simple pensée de réversibilité va trouver sa confirmation pratique : la décharge électrique produit du magnétisme, donc de la force, et réciproquement, tout effort produisant une variation locale de champ magnétique, engendre dans les milieux conducteurs présents, des tensions électriques qui peuvent être valorisées pour faire surgir tous les effets habituels des décharges électriques. Plus besoin de chimie coûteuse pour bénéficier des services de “l’électricité”, il suffit de réaliser des interactions fluctuantes entre des bobines conductrices et des aimants ou des électroaimants. Les génératrices électromagnétiques vont être installées partout où une source de mouvement domesticable peut être stabilisée.
Informations, circulez !
Le besoin de décupler le pouvoir de transformation de la nature auquel ces technologies donnent réponse, s’assortit normalement chez l’adolescent, d’un fort besoin de se relier à ses semblables. Or, l’histoire des technologies montre que les applications de l’électricité se sont parallèlement développées aussi dans cette direction, comme une évidence. Dès que l’électroaimant est né, le télégraphe va être imaginé, et déployer une première “toile” à travers le monde. Bientôt c’est le téléphone qui vient le compléter. Il est rendu possible par la mise au point du microphone, résistance variable sensible au son qui module le “courant” établi dans un circuit fermé. Le circuit traverse aussi la bobine d’un écouteur ou d’un haut-parleur de sorte que les variations du champ magnétique produites par le “signal” électrique puissent être converties en ébranlements de membranes qui restituent admirablement le phénomène acoustique initial.
Pulser entre chaud et froid
La reconstitution en classe de cette aventure technologique, appuyée sur de nombreuses manipulations expérimentales simples, se révèle à chaque fois profondément nourrissante pour les jeunes. Pourtant, il est toujours aussi bienvenu de la compléter par l’histoire d’une évolution parallèle concernant le déploiement des moteurs thermiques. La mise en œuvre de la tension entre source chaude et source froide qui en est la base, parle beaucoup plus directement aux forces d’enthousiasme de celles ou ceux qui souffrent un peu de la froideur unilatérale de l’électricité.
Ces technologies émergent aussi au cours du 18e siècle avec les premières machines à vapeur, et culminent dans le génial et simplissime moteur de Watt. Tout y est indispensable et parfaitement transparent à la compréhension. Et avec lui, tout devient possible, y compris la production d’électricité partout où on le souhaite, autant que la mise en mouvement de véhicules : sur une autre toile, de fer, celle-ci, qui se répand sur tous les continents, ou sur les océans qui se traversent maintenant à toute vitesse sur d’énormes paquebots.
Et l'individu, dans tout ça ?
Au fond de chaque adolescent réside toujours, en dessous des comportements de bandes un peu grégaires, le pressentiment du destin individuel, à vivre dans la solitude. Pour répondre à cela, l’humanité a inventé le moteur à explosion. Les technologies de la vapeur ne sont pensables qu’en termes de collectif. L’autonomie individuelle requiert la compacité que permet la combustion interne avec ses variantes : moteurs à essence à deux temps, à quatre temps, et le fameux moteur Diesel, à la robustesse et au rendement inégalés. La complexité sensiblement plus grande de ces moteurs peut cependant être facilement ressentie comme tout à fait accessible à la pensée, par les élèves de 9e classe (3e). Et les partenaires encore si indispensables de notre vie moderne que sont ces bruyantes mécaniques, peuvent alors être ressenties aussi comme des amies. Mais de vraies amies ! C’est-à-dire de celles dont on ne se prive pas, quand c’est justifié, de relever les insuffisances ou les défauts. Pour contribuer peut-être à les surmonter ?
Vers l'avenir
Et c’est ainsi qu’une période de physique se prête tout naturellement à discuter aussi des défis du monde d’aujourd’hui, en cultivant la confiance que le génie inventif de l’homme saura dans l’avenir, comme il l’a fait par le passé, se déployer selon les formes et les orientations que la vie appelle.
Un encouragement dans ce sens peut apparaître dans cette période sous la forme d’une rencontre avec le moteur Stirling : un modèle d’intelligence inspirée par la connivence étroite, quasi amoureuse, avec le comportement de la matière gazeuse dans des plages de température de faible amplitude. Mais de cela, peut-être, il faudra reparler !
Témoignage d'un séjour au CERN, à Genève
Par Pierre Paccoud
Boson de Higgs, où es-tu ?
En juillet 2008, il m’a été possible d’être admis parmi les 40 professeurs de sciences venus du monde entier vivre les trois semaines d’immersion dans ce “High-school teachers program” que le CERN organise dans ses murs, tous les ans. Le CERN, comme son nom ne l’indique pas fidèlement (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire) est un organisme international implanté près de Genève, que les physiciens européens d’après-guerre ont voulu créer dans le but de rassembler le plus de chercheurs possibles et le plus de moyens possibles afin de construire un cadre protecteur pour la recherche fondamentale en physique. Le caractère international visait à garantir que les retombées de ces recherches, ainsi mutualisées, ne puissent plus, comme auparavant être prises en otage par des idéologies particulières. Pas du luxe, en temps de “guerre froide” ! Et qu’elles soient ainsi nécessairement mises au service du bien commun de l’humanité. Les moyens gigantesques que cette mutualisation rendait accessibles garantissaient que les défis techniques de la recherche fondamentale pouvaient être relevés sans qu’elle ait à se vendre à des intérêts particuliers, idéologiques ou financiers.
C’est ainsi une sorte de “république de savants” qui s’est constituée, comparable à ce que l’école Waldorf préconisait depuis 30 ans pour l’éducation, avec les “républiques de professeurs” posées comme idéal pour les écoles. L’autorité et le prestige moral des fondateurs a permis de convaincre les “politiques” de tous les pays membres (dont le nombre grandit encore tous les ans, bien au-delà de l’Europe) de s’engager à contribuer financièrement sur les budgets publics sans contrepartie, si ce n’est d’être collectivement bénéficiaires des éventuelles retombées culturelles et technologiques de ces recherches. Des garde-fous ont d’emblée été mis en place pour que l’autonomie des choix et des orientations reste pleinement assurée entre les mains du collège des chercheurs qui, par cooptation, s’est constitué et renouvelé depuis l’origine sur des critères de reconnaissance par les pairs au sein de la communauté scientifique. Le fonctionnement interne comporte ainsi plusieurs caractéristiques exemplaires. On voit que pour ces personnalités scientifiques, la nécessité de l’autonomie de la sphère culturelle est une évidence. Pour que l’objectif de départ ne soit jamais dévoyé sans pour autant être rigidifié, ce ne sont pas les “politiques” ou les “administratifs” qui dirigent : c’est réellement le collège des chercheurs actifs. Ils se répartissent les responsabilités et veillent à la rotation, aux alternances et au renouvellement, afin que nul ne puisse jamais s’encroûter dans une fonction qui le ferait s’éloigner trop longtemps du vrai travail de chercheur, d’où seul surgissent les “idées justes”. Afin aussi que l’intégration de personnes ou d’idées nouvelles soit en permanence possible et encouragée. Et ça marche !
Article rédigé Pierre Paccoud, professeur de sciences dans les écoles Waldorf
Article publié initialement dans la revue 1.2.3 Soleil de l’APAPS
Mis en ligne le 02 Juin 2017